LAURENT BAZIN, metteur en scène

Grand explorateur de nouveauté, le metteur en scène Laurent Bazin a accepté de nous parler d’un de ses projets en cours, une expérience entre théâtre et réalité virtuelle, intitulée Les falaises de V. Enthousiasmé et enthousiasmant, il est revenu avec nous sur la genèse et la fabrication de cette œuvre inédite, une des premières fictions françaises de réalité virtuelle, qui utilise le pouvoir démultiplicateur de cet outil au service d’une réflexion et d’émotions.

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Tu viens du théâtre, et as déjà exploré de nombreuses formes théâtrales, d’interactions entre plusieurs langages artistiques. Pour autant, comment en es-tu arrivé à réaliser un projet en réalité virtuelle?

Oui en effet j’ai déjà travaillé sur des formes chorégraphiques, sur des formes qui relèvent du théâtre d’objet, en tout cas du théâtre visuel ; également aussi avec l’intégration de la photographie sur le plateau, ou du mapping vidéo. Sur les formes théâtrales en soi, en ce qui concerne le pur genre narratif, j’ai fait des choses très différentes, du dialogue traditionnel, du classique, du récit, des fausses confidences… Ce qui m’intéresse, c’est toutes les manières de raconter, j’essaye quasiment à chaque fois d’inventer une nouvelle manière de raconter, c’est ce qui me passionne le plus. Line et Jean-Baptiste Bruceña, de Gengiskhan Production, avec qui je parlais depuis longtemps de cinéma, ont un jour attiré mon attention sur la réalité virtuelle, en me disant que c’était un medium immersif, et que comme je faisais des spectacles immersifs, les deux pourraient se rencontrer. Et effectivement ça a été pour moi fascinant car c’était le moyen de fixer l’immersion telle que je peux la produire au théâtre. Sauf qu’au théâtre elle est éphémère, volatile, incertaine. Et là il y avait moyen de conserver tout ce qui me plaît dans l’intensité du rapport à l’espace et du rapport à la présence. J’avais le sentiment de pouvoir garder ce que les comédiens faisaient de meilleur en répétition, au moment où j’étais le plus proche d’eux, où je pouvais les respirer ; par rapport au drame que représente le théâtre et sa fugacité, sa disparition permanente, c’était comme une sorte de remède, un outil salvateur. En fait c’est comme un membre fantôme à l’envers : le membre fantôme c’est quand on te coupe un membre mais que le circuit neuronal qui relève de ce membre n’est pas mort, et te donne l’impression de posséder toujours ce membre ; pour moi c’est le contraire : j’avais le circuit neuronal mais pas l’outil ; et là j’ai l’impression que l’outil est arrivé. J’aime la continuité au théâtre, surtout la façon dont les rapports de force se traduisent entre les interprètes, la façon dont l’occupation de l’espace traduit des relations humaines, et c’est quelque chose dont le cinéma ne rend pas toujours compte, avec les coupes ; j’ai eu l’impression que la réalité virtuelle était en mesure de le faire.

Du coup à l’écriture tu as pris en compte tous les paramètres de la réalité virtuelle ou pas du tout ?

Oui d’une certaine manière. Ce n’est pas prendre en compte au sens d’en faire l’inventaire, de cocher les cases de contraintes à respecter absolument ; mais c’est essayer de se mettre directement dans la bonne disposition pour bien écrire. Il y a deux approches : soit tu vis la réalité virtuelle comme un carcan en te demandant comment tu vas te promener à l’intérieur de ce champ de mines de contraintes ; soit tu essayes de te positionner dans un rapport intuitif et immédiat où les contraintes ne se poseront pas comme isolées, elles seront juste un paramètre avec lequel tu travailles. Ce qui m’a intéressé avec la réalité virtuelle, c’est de me poser la question du type de corps, de vision, de comportement que je dois avoir pour écrire pour cette chose-là. C’est à la fois plus compliqué et beaucoup plus simple. Il suffit de trouver la bonne attitude. C’est un outil hyper intuitif et hyper simple en fait.

Oui c’est la vie quoi…

Oui voilà, c’est tout. Donc soit tu as l’approche technologique ultra-complexe, soit tu te dis en fait c’est sous mes yeux : ce qui me parle, ce qui me plaît, en fait je peux le sentir ; c’est plus une connexion avec ses propres sensations en réalité qu’une connexion à une technologie.

L’histoire que tu as choisi d’écrire et de mettre en scène relève de l’anticipation ; est-ce une thématique qui te touche?

Oui c’est un thème que j’aime bien, j’ai déjà fait un spectacle d’anticipation sur la chirurgie plastique, mais je ne suis pas systématiquement là-dedans. Pour ce film je n’avais pas envie d’avoir les codes de l’anticipation. Il y a un côté mainstream dans l’anticipation que j’adore, un côté un peu BD qui me plaît, et un autre aspect qui serait celui de la fable philosophique que t’autorise ce genre : tu peux avoir une espèce de radicalité dans tes postulats qui te permet de questionner un enjeu de l’humanité frontalement. En revanche je n’avais pas envie de toute la fanfreluche qui va avec : la musique de Star Wars, les voyants lumineux, toutes ces choses-là. Il y a quelques éléments visuels dans le film qui sont des concessions au genre, que j’adore parce qu’ils font BD, mais en soi j’aime que cette fiction soit portée par la vie, la complexité, l’improvisation, l’inattendu du jeu des comédiens. D’où cette esthétique un peu ambivalente, essentiellement naturaliste, mais gangrenée de fantastique, de fantaisie. On s’est par exemple posé la question du maquillage : fallait-il maquiller les comédiens outrageusement de manière à les rendre gris comme dans un univers apocalyptique ? Surtout pas, en fait je voulais vraiment qu’ils gardent la fraîcheur de vrais êtres humains. Ça aurait été un contresens de vouloir les grisailler ou les robotiser, de les rendre monstrueux ; le spectateur doit pouvoir se dire que ça pourrait être lui, mais dans un univers un peu alternatif. Il fallait favoriser l’identification.

Comment s’est passé le tournage ?

Techniquement au tournage il y a plusieurs caméras attachées les unes aux autres, qui couvrent 360°. Ensuite en post-production on colle toutes ces sources d’image pour pouvoir créer la sphère visuelle offerte au spectateur. Dans notre cas, certaines parties du film ont été tournées à quatre caméras, d’autres avec douze caméras. Ensuite, on suit le principe du plan séquence, que tu dois penser dans l’espace. Ce qui est troublant en tant que metteur en scène, c’est que tu travailles avec les comédiens en amont, et ensuite ils travaillent seuls devant la caméra, et toi tu n’es là que pour recevoir ce qu’ils ont fait. L’important dans cette configuration-là, c’est que comme il n’y a pas de hors-champ, il faut trouver des moyens pour cacher les lumières et les perches son, les intégrer dans la scénographie. Les acteurs portaient des micros cravates, et il y avait des micros cachés partout dans le décor. Quant aux lumières artificielles, elles doivent toutes se trouver à l’intérieur de l’intrigue ; dans ce qu’on a fait, il y a eu une idée maline concernant la lumière : c’est cette grande verrière opaque, qui a permis de mettre des projecteurs sans qu’on les voie à l’image.

Et l’équipe, était-elle composée de gens du cinéma ou du théâtre ?

Les deux. Il y avait des gens du cinéma pour la lumière et le son, et des gens du théâtre pour la scénographie, le jeu et les accessoires. Et c’était intéressant car personne ne pouvait faire autorité : il nous a fallu inventer ensemble.

As-tu aimé cette expérience ?

J’ai adoré, et je pense en plus que ce n’est que le début, et qu’il y a moyen de faire des choses fantastiques. Ce qui me navre, c’est que pour l’instant la fiction reste marginale dans la production en réalité virtuelle. On est en général dans une expérience, pas forcément narrative, c’est un peu dommage.

C’est pour ça que tu es là !

Ha ha oui exactement ! J’espère que ça va se développer. Nous on continue ce projet, on a pour l’instant deux autres films en préparation dans cette même thématique d’anticipation : des sujets poisseux, malsains, pervers, qui font frissonner un peu l’échine.

Et as-tu eu des retours du public ?

Oui c’est fou, c’est très intéressant la disparité des manières dont les personnes reçoivent le film. Comme ce n’est pas un medium dont on a déjà le mode d’emploi, le spectateur n’est pas encore un usager expert comme il l’est au cinéma ou à la télévision ; il n’a pas de références. Au cinéma tu sais à peu près dans quel moment du schéma actanciel tu te trouves : l’exposition, la résolution, etc : on a sédimenté une sorte de culture de la temporalité cinématographique. Avec le support de réalité virtuelle, il y a une virginité en matière de réception, qui permet de proposer des choses très radicales et très différentes de ce qu’on peut voir au cinéma car il n’y a pas de diktat d’un héritage narratif, ni d’horizon d’attente. C’est comme aux débuts du cinéma quand on ne savait pas quelle serait la durée moyenne d’un film ; pour l’instant personne ne peut dire quelle sera la durée standard d’un film de réalité virtuelle. Du coup ça m’a permis de m’interroger sur l’arbitraire du cinéma : pourquoi les films font aujourd’hui entre 1h30 et 2h30 ? C’est une sorte d’héritage empirique ; et puis il faut le produire, donc que ce ne soit pas trop long, pour des raisons économiques.

Justement, un film en réalité virtuelle, ça coûte cher à produire ?

Oui. Je ne suis pas la meilleure personne pour en parler; Line, de Gengiskhan Production pourrait en dire bien plus. Mais je sais que la post-production notamment coûte beaucoup. Après c’est très dur de se prononcer là-dessus car ça va tellement changer : quand on l’a fait il y a des étapes qui étaient très onéreuses, qui sont devenues beaucoup plus abordables aujourd’hui. Par exemple pour la question du collage des images en post-production, on reste encore pour l’instant dans de l’artisanat ; mais il n’est pas dit que dans quelques mois il n’existe pas des outils qui permettent d’automatiser ce procédé. Donc oui ça coûte cher mais je ne saurais dire combien, et encore moins combien ça coûtera demain, étant donné que beaucoup de techniciens en ce moment travaillent pour essayer de rendre ce procédé moins contraignant et coûteux.

Le film va partir en tournée. On pourra le voir sous deux formes ?

Oui. Il sera visible soit simplement comme un film en réalité virtuelle de 25 minutes, soit intégré à une installation théâtrale de 40 minutes comprenant une comédienne, qui apparaît aussi dans le film.

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Merci Laurent. Est-ce que tu voudrais rajouter quelque chose ?

Oui. Une de mes grandes fiertés, de mes grandes joies, c’est de n’avoir pas été simplement dans un sentiment de pur dressage d’adversité technologique. J’ai l’impression d’avoir pu, quels que soient les approximations et les ratés, être tout de suite dans une œuvre « personnelle ». Et ça c’était très important pour moi. Mes questionnements n’étaient pas de l’ordre de la technologie, malgré le médium choisi, mais d’ordre narratif et idéologique, ce qui en fait un film très personnel, qui fait référence à des choses qui me sont arrivées ; en termes d’enjeux, c’est un film qui me ressemble, et ce n’était pas donné d’avance étant donné l’âpreté de la technologie. Il n’est pas dit d’ailleurs que si un jour je faisais un film traditionnel, il me ressemblerait autant que celui-là : je serais peut-être intimidé par toute l’histoire du cinéma, l’héritage à prendre en compte, alors qu’il y a eu pour Les falaises de V. une espèce d’innocence, où je ne me suis pas dit mais qu’a déjà fait Kubrick, ou Bergman à ce sujet : rien ne faisait écran avec mon fantasme artistique.

 

Interview: Céline Perraud

Portrait et photo de l’installation à la Gaîté lyrique: Delphine Ghosarossian

Image du film: Gengiskhan Production

 

Résumé des Falaises de V. : L’histoire se déroule dans un futur proche dans un hôpital pénitentiaire. Face à la pénurie de dons d’organes, le gouvernement offre la possibilité aux prisonniers de longue peine de se racheter au prix d’une partie de leur corps. Allongé sur un lit et équipé d’un casque de réalité virtuelle, le spectateur partage le sort d’un prisonnier qui va, dans quelques heures, échanger ses yeux contre quelques années de liberté.

 

Les projections à venir:

En France, dans le cadre de la Biennale internationale des arts numériques NEMO :

3-4 février 2018 : Salle Pablo Picasso/La Norville

9-11 février 2018 : La Gaîté Lyrique/Paris

14-16 mars 2018 : Théâtre de Châtillon/Châtillon

17-25 mars 2018 : Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines/Saint-Quentin en Yvelines

Aux Etats-Unis:

9-13 mars 2018: Festival SXSW, Austin, Texas, afin de présenter l’expérience au marché américain